La mer est belle
www.frenchwritersworldwide.com
La mer est belle
"Homme libre, toujours tu chériras la mer ! "
© Charles Baudelaire
La mer est belle. Femme étendue. Ses yeux fardés aguichent. Invitent. Elle, fiancée aquatique qui ondule, insaisissable. Le bleu marine de sa peau décompose en milliers d’étoiles les rayons du soleil estival. Par ses diamants liquides, vous êtes aveuglés. Votre cœur palpite. L’air salin vient de sa bouche au large emplir vos poumons de promesses et de liberté. Ses courbes ondoient; fines lames qui bercent, qui attisent, vous attirent. Elles se jetteront un jour ou l’autre en terre inconnue. Comme vous. Comme un fou. Vers l’horizon. À l’autre bout du monde…
Ce matin le ciel est sans nuée. La risée siffle par le grand mât à travers ses cordages et gréements, entortillés à votre voilure au repos. On dirait l’appel des mythiques sirènes des mers de Sicile.
Sur le quai, au son du clapotis des vagues, un vieillard engourdi, vestige du temps qui passe, bourre le fourneau de sa pipe. Il est déjà ancré à un banc de métal au siège délavé. Derrière l’odeur des volutes de fumée du tabac qu’il brûle, l’homme au vaste visage strié par l’âge du vent, scrute l’eau saline au loin. Liquide qui a, lui aussi, autrefois, ridé les plages de sable fin d’autres continents.
Son corps barge craque, tandis qu’il vogue encore. Il dérive sur son immensité. Loin, sous sa casquette de cuir noir. Les yeux écarquillés derrière ses fonds de bouteilles; galets de plage usés par le geste renouvelé de l’eau limpide, il vogue. Seul. Les cours marins lui ramènent en surface une cohorte de souvenirs. Certains joyeux, d’autres, infortunés. Dans ses yeux fatigués, un flux remonte. Pareil aux grandes marées... Le vieux boucanier serre la lentille entre ses dents jaunies, prend une bonne bouffée et, du dedans, fredonne en secret, un refrain mélancolique… pour lui. Et pour la mer...
À vos oreilles plongent les sternes et les mouettes en rase-motte au-dessus des docks. Elles se crient des noms, quand les unes subtilisent au passage la pitance des autres. Les fumets des restes de poissons laissés par les pêcheurs derrière leurs chalands, les rendent fugaces et festives.
Mais vous, vous rêvez encore d’elle. Perdu entre les reflets de ses vagues impérissables. Prisonnier de ses yeux. Vous rêvez d’un désir irrésistible de la caresser. De fendre son corps lisse et dur. De vous dresser tel un pirate accomplit, sur les sinuosités de ses crêtes. Allez, Marin, levez l’ancre. Larguez les amarres. Il est temps d’appareiller.
Le désir de vivre une autre fabuleuse aventure vous étreint. Quittez le littoral pour franchir le mince détroit. Prenez bien garde dans les bas-fonds, car du large, la houle s’y agite, sournoise. Les récifs éperons guettent votre frêle embarcation d’éraflures à vous faire sombrer par le fond.
Souriez et souquez en vive eau. Vous êtes capitaine aguerri. Le regard plein d’espérance et de lumière dans les étoiles qui se meuvent sur les flots.
Un loup de mer, dit-on de vous…
Freinez la dérive. Virez de bord. Ajustez le cap. Votre esquif est fin prêt pour le mâtage. Sur le pont, activez-vous. Fermez les écoutilles. Nez au vent bâbord amure, tendez la drisse et ses espars. Hissez la grand-voile, puis, le Génois. Entête de mât, arborez votre pavillon. Vous avez fière allure à votre gouvernail.
Que les vents alizés soulèvent votre voilier. Qu’ils gonflent le foc. Voguez, voguez des tropiques vers l’Occident. Filez, fendez la vague par-delà les cours vigoureux de l’austral. Naviguez, bien arrimé à votre minuscule coquille, à des milles nautiques des plus proches continents. Sillonnez en ces flots immenses. Lancé vers d’autres lieux. Sous d’autres cieux...
Par vents et marées, votre cavale n’aura de cesse que le calme de ses cambrures indomptées. À dos de monture navale vous suivrez l’écliptique, et, en symbiose vous chevaucherez. Amants et complices. Quelle tangue aura votre vaisseau !
Au rythme de ses ondes sans fin, de ses paysages hauturiers, dans les profondeurs de ses nuits sans lune, vous la convoiterez. Perdu dans le creux de ses lames, comme un marin obstiné vous porterez tatoué sur votre cœur une croix marquée d’une carte mystérieuse qui vous mènera à une île déserte. Là, vous espérerez l’endroit d’un trésor enfoui depuis des millénaires.
Et toujours cette question qui se posera : se lassera-t-elle un jour de vous, de votre minuscule présence ? Sans répit, sans échappatoire, vous chercherez la réponse… Vous braverez parfois ses tempêtes impitoyables. Vous boirez sans relâche ses vagues en furie. Lorsque l’orage dévastateur aura enfin frappé; mur liquide destructeur qui se lance avec fracas contre votre coque fragile et, contre votre existence téméraire, vous aurez sombré. À bout de souffle. Peut-être... avalé, engloutie. Comment, alors, ne pas savourer cette mort si douce. Vous voir étreint par ses bras liquides et apaisé du silence de son ventre sous-marin. Lorsque votre voilure déchirée se déroule en votre linceul et que votre bateau devient votre cercueil.
Depuis la genèse des genèses, dans les livres d’histoire des odyssées maritimes, on y relate les faits anciens que les capitaines ne fuient point leur destin. Vous le savez. Ils l’affrontent. L’homme de la brise océane, comme le soleil qui s’allume dans les vapeurs du Styx, désire s’y baigner. De l’efflorescence première, des eaux matricielles; mers des mères, d’où la vie donne la vie, dans la mort elle la reprendra. C’est une compagne fougueuse. Une déesse indomptée. Ainsi est l’eau qui s’écoule. Opaque et insondable. Elle s’agite intarissable et sa prodigieuse force morcelle les éléments jusqu’à ce qu’ils renaissent. Brûlants. Dans l’aube.
Mais si par bonheur vous subsistiez encore un peu, pour une courte période, celle de votre pâle existence, par amour, par obstination ou bien par la magie du destin ? Vous pourriez alors savourer ces bribes d’éternité. Instants purs, entourés de ces vastes plénitudes. Reflux du vague à l’âme...
Et en ces minutes magiques, votre solitude s’unira peut-être à la sienne. Comme les vivants en exil ont besoin de s’abreuver à la source pour se sentir revivre. Vous vous saoulerez à boire à sa coupe jusqu’à l’ivresse. Et vous la verrez enfin, elle, sous son vrai jour. Danseuse des rivages du Nil, qui s’agite presque nue, sur le fin voile de l’horizon. Vous la toucherez… peut-être. En rêve.
Que de nuits passées à la belle étoile, avec elle. Isolé du reste du monde et de sa course effrénée. Couchés sur l’étrave. Vos yeux rivés à la voûte du ciel, à méditer le sens de la vie. Vous percevrez sans doute alors, en ces espaces sereins, un tout petit peu plus la fragilité des hommes. Vous ressentirez, c’est incontestable, la magnificence de cet autre vaisseau, sans commune mesure au vôtre, celui-là; berceau de l’humanité.
À l’intérieur de ce calme presque infini, au centre de ces bulles de paradis; miroirs ceinturés au loin de nuées colossales, si vous y alignez le sextant aux points célestes, ceux-ci vous guideront toujours à bon port.
Enfin, dès l’aube nouvelle, grimpé au mât, vous vous entendrez crier :
« Terre, terre à tribord ». Comme un homme nouveau-né. Un héros triomphant.
Vous rejoindrez ensuite, – par des deltas inconnus – des golfs grandioses bordés de gorges et de fjords majestueux. Vous parcourrez de grands estuaires qui vibrent d’une faune multicolore. Votre tête sera remplie de ces paysages à couper le souffle. Opposées aux forêts d’épinettes noires au nord, plages et palmiers au sud, vous croiserez la route des blancs bélugas, des dauphins et des baleines bleues, leurs geysers propulsés au-dessus de la surface. Vous mouillerez d’immenses lagunes dans des archipels aux îles paradisiaques. Qu’ils soient doux à votre âme ou qu’ils soient rudes à vos mains meurtries, des rivages de ces étranges contrées, vous ramènerez avec vous les souvenances d’incroyables aventures et rencontres. Vous aurez vécu des minutes que nul être humain enraciné au sol n’aura pu vivre sur ce globe.
Hommes sans terres et sans pays. Hommes libres. Trinquez aux femmes du monde dans les bistrots miteux des ports étrangers. Chantez à gorge déployée les chansons de la geste des poètes musiciens, vos verres remplis à ras bords. Raclez les tables rustiques à vos yeux vitrifiés. Hurlez et portez à bout de bras, comme on lance une bouteille à la mer, les récits étrusques des ancêtres trépassés. Les esprits noyés dans les relents des barriques de rhum vidées.
L’espace liquide d’un autre temps.
Hélas, le matin fatidique où vous mettrez de nouveau les voiles, lorsque le souffle exalté de la mer résonnera à nouveau en votre flanc, qu’il se brisera encore et encore sur les écueils tout en bas des falaises; irrésistible sera son appel. Cette exhortation rompra tous vos ports d’attache.
Ces demoiselles des rives effondrées, — leurs âmes assombries, — mouilleront encore et encore de leurs larmes au goût du sel, votre tiède couche. Elles maudiront votre nom, telle une malédiction, le cœur harponné, leur crie lancé vers le ciel sur des caps écorchés. Elles, mélancoliques et mornes à la lumière de l’aurore, pleureront l’heure de votre triste partance.
Le soleil, pour elles, demeurera sans éclat. Fleurs fanées, pétales aux vents, leurs robes sombres en balance, elles vous regarderont disparaître, jusqu’à l’amère. Jusqu’à ce que vous ne deveniez plus qu’un dérisoire petit point dans le lointain panorama. Livré à vous-même. Car peu importe que l’immensité de leur peine aille gonfler les flots qui vous porteront encore ailleurs, elles ne pourront jamais vous ravir à votre promise…
Il y a si longtemps que votre cœur ne bat plus que pour elle…
Dans votre tête d’autrefois moussaillon, devenu capitaine obstiné, vous finirez, auprès d’elle, par prendre l’eau. Par la cale. Tel un rafiot qui s’effrite. Une triste épave. Une ruine fantomatique qui hante les mers de brumes moribondes. Marin mortifié au cœur de nuits sans fins. Flibuste spectre.
Lorsque le jour sera venu.
Quand vous serez disparu pour toujours, quand votre essence l’aura quittée, il ne demeurera, à l’horizon, — comme l’ombre de votre vie en ce monde insensé, — que la trame de vos récits épicuriens. Ces grandioses épopées, enfermées dans une bouteille, rouleront dans les moutons tranquilles. Sa main océane les aura porté sur le sable d’une plage inconnue.
Mais il poindra encore des audacieux. Des sans peur. Des pareils à vous. Des hommes qui auront lu vos équipées et périls, qui voudront en suivre les traces. Des héros. À l’intérieur de vos mémoires griffonnées dans des carnets de bord aux pages jaunies, noircis à la pointe d’une mine de plomb, ils attiseront leur désir pour la mer. Fébriles. Assoiffés incontrôlables.
Vous leur aurez laissé votre fiancée en gage. Ils n’auront plus qu’à suivre à jamais, jusqu’au bout du monde, l’écume blanchâtre laissée dans votre franc sillage. Grâce à cette route toute tracée, ils la retrouveront. S’y attacheront, l’aimeront et, un beau jour, comme vous, comme un fou, dans le ressac de leur vie, ils la perdront… eux aussi, à leur tour.
Luc Lavoie © Tout droits réservés Août 2012
Découvrir la sensibilité de Luc Lavoie