MK Sabir 's open Letter
« Lettre ouverte »
de
Sabir M.K.
" Trace sans voix " © Mauricio Jacome Perigueza
Je suis arrivé au bout de ma clope et déjà vidé mon verre de whiskey et je ne vois toujours rien d’intelligent à dire pour cette « lettre ouverte » que l’on m’a proposée.
Déjà, la notion même de « lettre ouverte » est un oxymore ; j’ai souvent écrit des lettres dans ma vie, à ma famille quand je faisais mon droit en France, à mes copines pour leur dire combien je les aime, à mes « ex » pour leur dire combien je les déteste, à d’anciens patrons pour leur demander des lettres de recommandation, à des éditeurs pour leur lécher le cul et leur dire combien j’ai toujours rêvé d’être publié dans leur maison, qui se démarquait des autres, chose que j’ai écrite à la virgule près à d’autres éditeurs, je n’ai fait que changer le nom de la maison d’édition… mais de « lettre ouverte », jamais.
C’est alors que je me rappelle de ce que dit un Romain à Obélix dans Astérix chez les Helvètes : dis tout ce qui te passe par la tête !
Je m’en vais donc suivre ce conseil éclairé et coucher sur ce papier blanc virtuel de Word tout ce qui me trotte par la cervelle.
La lettre ouverte, c’est comme une bouteille à la mer : une tentative désespérée, vaine, de se faire entendre. Elle est souvent pleine de vœux pieux et s’adresse en général à des politiques ; elle prône la paix dans le monde, la fermeture des centrales nucléaires, l’éradication de la pauvreté et autres balivernes du même tonneau. Elle baigne dans des sentiments mielleux et donne bonne conscience aussi bien à ceux qui l’écrivent qu’à ceux qui la lisent. La lettre ouverte, c’est encore la montée du gardien de but dans la surface de réparation adverse sur un corner lors d’un match de foot, alors que son équipe est menée au score et qu’il reste quelques secondes à jouer. Il a ce fantasque espoir qu’il pourra marquer de la tête et ainsi être le héros de la rencontre.
J’ose croire que ce n’est pas cela que l’on attend de moi, car « on » serait déçu.
Ce n’est pas dans mes intentions de faire ici l’éloge de la littérature, car une telle chose n’existe pas. Je ne suis pas platonicien, je n’essentialise pas les concepts. J’ai plutôt envie ici de me faire plaisir et de tirer à boulets rouges sur une espèce qui est apparue il n’y a pas si longtemps mais qui désormais pullule, à savoir les écrivains Facebookers.
En effet, depuis l’avènement de ce réseau social, tout un chacun se croit touché par la grâce, et croit que ce qu’il écrit est assez intéressant pour le partager avec autrui.
On interdit les films pornographiques à la télévision, car on considère qu’on ne peut imposer de telles images à un public non averti, seulement ceux qui y consentent, qui sont abonnés à canal par exemple, y ont droit. On devrait, dans le même ordre d’idées, interdire les gens de publier toutes leurs conneries d’ébauches de textes sur Facebook. Imaginez la scène : candide que je suis, j’ouvre ma page Facebook pour y consulter mes messages et je tombe sur quelques pépites littéraires recueillant des dizaines et des dizaines de « like », assorties de commentaires tous plus élogieux les uns que les autres. Bordel ! j’ai failli avaler ma clope !
Des pensées, poèmes, débuts de roman, tous les genres littéraires y sont représentés, et si on en croit ceux qui commentent, nous sommes ici en présence d’un futur James Joyce ou du nouveau Bukowski (bien entendu, ils ne citent ni l’un ni l’autre, étant bien souvent trop incultes). Car, en effet, qui osera, qui sera assez téméraire, pour écrire sur un texte qu’un « ami » aura posté : « De la merde ! » ou encore « Tire-toi une balle, tu rendrais service à la littérature ! » Non, les écrivains Facebookers ne reçoivent qu’éloges et encouragements ; ce ne sont pas des écrivains car ils ne risquent rien.
Et écrire, c’est risquer. À chaque mot que l’on fouette sur la page, on risque sa réputation, on risque l’humiliation. Et surtout, on risque de ne pas trouver le mot suivant. L’écriture, ce n’est pas une diarrhée verbale, ce n’est pas un épanchement, c’est encore moins une psychanalyse. On n’écrit pas pour se faire du bien, on n’écrit pas parce qu’on aime les autres. On écrit car on n’en a rien à foutre des autres. Car on n’en a rien à foutre de la vie.
Je ne crucifie pas ainsi Facebook par pure délectation de la provocation, quoique il y a de ça aussi, ni par esprit réactionnaire, mais par ce que ce monstre de Zuckerberg a cette faculté de réveiller nos plus bas instincts, et le plus bas de tous, c’est l’instinct grégaire ; il fait naître en nous un esprit de troupeau. Nous sommes devenus des « putes de l’attention » ; ce sera à quelle pétasse qui mettra la photo la plus sexy, à quel fils de riche qui se prendra en photo avec la plus grosse bouteille de champagne, et surtout, ça fait croire aux gens que leurs petites vies insignifiantes ont quelque importance. J’ai mis deux sucres dans mon café ce matin, je vais partager cette information cruciale avec mes 297 amis. Je me suis coupé en me rasant, il faut bien que j’en fasse part urbi et orbi. Et je viens de pondre quelques lignes époustouflantes, décapantes, palpitantes, exubérantes, je vais en faire profiter toute ma petite clique qui ne lit du Kundera que pour pouvoir en parler dans les salons, épater la pouffiasse qui aura trop lu Jane Austen, dans le secret espoir de lui ramoner la cheminée avant les douze coups de minuit, avant qu’elle ne se rende compte que notre cervelle est redevenue citrouille.
Et la littérature dans tout ça ? Les mêmes causes produisent les mêmes effets.
Nous n’écrivons plus pour nous-mêmes mais pour la galerie. Nous ne rentrons plus en nous-mêmes, nous nous faisons pénétrer par d’autres. Et nous arrivons à concilier cette double-pensée qui est une marque d’arrogance suprême que de croire que ce que nous écrivons a de l’importance avec un manque de dignité absolue en recueillant l’avis du premier benêt venu sur notre style.
Mais où sont donc passés tous les Arturo Bandini de la terre, ce personnage de John Fante, qui écrit en se croyant un génie des lettres et qui ne recherche que l’approbation de son éditeur qui a eu le malheur d’aimer une de ses nouvelles ?
C’est dans l’ADN de l’écrivain que d’être égocentrique. Il est l’archétype de cet être que décrit Max Stirner dans L’unique et sa propriété, véritable monstre d’égoïsme qui ne s’intéresse qu’à lui et à lui-seul. Pour parler comme Cyrano, déplaire est son plaisir, il aime qu’on le haïsse. Il est le reflet de ce marin à la jambe de bois qui n’a pour seule obsession que de se venger de la baleine blanche.
De quoi l’écrivain doit-il se venger ? D’être en vie.
Car la vie, après tout… c’est trop bizarre.
"Lettre ouverte" © MK SABIR
15 janvier 2013 pour Frenchwritersworldwide.com
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Livre sélectionné pour le Livre du mois de janvier 2013.